Histoires

Une semaine pour me décider


Par Michel Vonlanthen HB9AFO

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En janvier 1968, j'avais 23 ans et m'apprêtais à épouser Simone, la femme de ma vie.

Un vendredi, alors que j'étais au stamm des RAV (Radio Amateurs Vaudois), à Lausanne à l'avenue Vuillemin, se présente Serge Perret HB9PS, le copain qui m'avait appris le morse. Il avait une proposition à nous faire: offrir à un radioamateur licencié une courte mission au Yemen pour le CICR.

 

Bien-sûr, personne ne savait où était le Yemen et quelle était sa situation politique. Il nous explique que le CICR (Comité International de la Croix-Rouge, actif dans les pays en guerre), devait y réactiver son réseau de télécommunications suite à une reprise intempestive de la guerre civile. Le Yemen du Nord était en mains des troupes royalistes, financées par l'Arabie Saudite et assisté par des mercenaires francophones. Le Sud abritait les révolutionnaires républicains, soutenus, eux, par les Egyptiens et les Russes. Ils venaient de perdre leur protecteur égyptien suite à la guerre des 6 jours avec Israël (1967).

 

Au CICR, les communications radio par ondes-courtes étaient effectuées par des radioamateurs, sa direction ayant choisi cette collaboration qui lui permettait de disposer d'un réseau de communication performant et bon marché. Le CICR étant au bénéfice d'une concession lui permettant de trafiquer sur une dizaine de fréquences situées juste au-dessous des bandes amateur, les opérateurs pouvaient ainsi utiliser des équipements radioamateurs, bon marché par rapport aux professionnels, et qu'ils savaient bien manier puisque c'étaient ceux qu'ils avaient l'habitude de manipuler pour leur propre trafic. Les liaisons s'effectuaient en phonie ou en morse.

C'était Kurt Ruesch HB9ET qui dirigeait ce service.

 

Le CICR recherchait donc un radioamateur dont la mission serait de remettre en état son réseau radio qui avait été abandonné sur place. En plus, il devrait assurer le trafic radio en phonie ou en morse avec le sièges de Genève (HBC88) et avec les délégation disséminées de par le monde. Il devait également parler anglais et savoir se débrouiller dans un pays en guerre.

 

A cette époque, je travaillais à l'Institut de Physique Nucléaire de l'Université de Lausanne et j'étais un radioamateur actif et passionné. Cette proposition m'intéressa immédiatement (comme d'hab, le seul des présents à lever la main), et j'en parlai à Simone. Mais il y avait un hic: nous devions nous marier le 23 mars, jour de son 21ème anniversaire, soit 3 mois plus tard. Et le CICR avait besoin de moi dans l'urgence: je devais partir dans les 10 jours.

 

Simone m'encouragea à tenter cette expérience, elle qui avait toujours rêvé de voyager. Elle en avait été à chaque fois empêché soit pour aider sa mère malade (elle était la petite dernière de la famille), soit qu'elle m'avait rencontré alors qu'elle se préparait à aller travailler au Canada, encouragée par un Canadien de sa connaissance. En fait, elle faisait ce qu'elle aurait voulu qu'on fît pour elle, m'encourager à partir en voyage. Elle devait m'avouer à mon retour, qu'elle avait un peu regretté ce conseil car c'est elle qui avait dû se "taper" tous les préparatifs du mariage... Mais elle était comme ça Simone, spontanée et généreuse. Elle n'eut d'ailleurs pas à le regretter par la suite puisque nous vécûmes une belle vie de couple, très librement, chacun laissant à l'autre faire ce qu'il aimait sans arrière-pensée, sans contrainte ni jalousie.

 

Je fis donc une demande de congé officielle à mon directeur le Professeur Haenny et ce dernier l'accepta. Je pouvais partir un mois, pas plus, au Yemen pour le CICR.

 

 

Article dans la Gazette de Lausanne au 4.1.1968:
Yemen: Pont aérien soviétique pour les républicains de Sanaa

 

Le 23 janvier 1968, après qu'on m'eut injecté divers vaccins au Carlton (siège genevois du CICR), je passe la douane de Cointrin à midi. J'avais dû faire mon testament auparavant et c'est la première fois que je prenais un avion de ligne. Départ à 13h et vol vers Djeddah en Arabie Saudite en passant par Beyrouth au Liban où l'avion se pose vers 15 heures. Je sors quelques instants de l'avion afin de me dégourdir les jambes et me rafraîchir un peu.

 

Une demi heure plus tard nous repartons pour Jeddah. Il fait très chaud dans l'avion malgré les climatiseurs. Mon bras droit est enflé (les vaccins), j'ai de la peine à le bouger.

 

Après deux heures de voyage nous voici arrivés à Djeddah. Dans l'aérogare je suis surpris par la chaleur. Lorsque je suis parti de Suisse, je portais un manteau d'hiver et maintenant je suis en bras de chemise. La douane grouille de monde, les Arabes en robes blanches et les Européens en costumes. Tout se monde se cotoye et gesticule à qui mieux mieux. J'essaye de faire de même afin de sortir au plus vite de l'aérogare. Le douanier griffonne quelque chose sur la manche de mon manteau avec une craie.

 

A l'extérieur, Daniel Cochand (délégué) et Berthold Conod (infirmier) m'attendent et sont ébahis de me voir sortir presque en courant. Un taxi nous amène à l'Hôtel "Kureish" où nous avons nos quartiers. C'est un bel hôtel à l'ancienne, une sorte de palace du début du siècle.

 

Je prends contact avec les quelques membres présents de la mission et discute ensuite pendant quelques heures avec Daniel de la situation au Yemen car j'ignore tout de ce qui s'y passe (10 jours avant je ne savais même pas où c'était et je ne savais pas que j'y viendrais...). Ensuite je prends une douche et tente difficilement  de m'endormir, gorgé de sensations nouvelles. Nous avons nos chambres mais quelques-uns d'entre nous préfèrent dormir sur le balcon commun, une sorte de coursive agrémentée de plantes vertes. Il faut que je me repose car demain je devrai commencer le travail sérieux et opérer mon premier contact  radio avec HBC88 Genève.

 

Trafic radio: Najran avec Genève (mp3) (HBC301 (moi) et HBC88 (Kurt HB9ET))

 

Dans l'enregistrement ci-dessus, on entend Kurt donner un rapport à 5 chiffres. Il s'agit du code international SINPO (Strength (QSK), Interferences, Noise (QRN), Propagation (QSB), Overall (QRK) du rapport que se donnaient les professionnels. C'est ce qu'on utilisait habituellement au CICR et à Radio-Suisse par exemple. Mais lorsqu'on était pressé, on utilisait notre code RST ou, en phonie, plus simplement x/5 (je te reçois 4 sur 5 par ex).

 

 

Yemen 1970: Ma station radio à Najran, dans un clinobox.
On  y voit ma QSL contre le mur. Transceiver Hallicrafters SR-150

 

 

La suite sera une autre histoire mais je peux déjà dire que je suis rentré sain et sauf au plus grand plaisir de ma promise que j'épousai, comme prévu, le 23 mars 1968. J'avais pu lui donner de mes nouvelles par l'intermédiaire d'un radioamateur lausannois de mes amis: Roger HB9PV. Je l'avais contacté en phonie sur 14 MHz et il avait téléphoné à Simone.

 


L'équipe à Najran. C'est moi (resp télécom) qui prend la photo


De gauche à droite: Jean-Paul Hermann (inf), Max Récamier (Dr), Jürg Fitzner (inf), Freddy Moser (inf), Hadi Wolfensberger (Dr), André Rochat (chef de mission et resp. CICR pour le Moyen-Orient), Bechthold Conod (inf) et le Yéménite garde du corps personnel de Rochat. Il y manque Daniel Cochand (délégué), qui hésitait entre la carrière de guide de montagne et celle de pasteur. Et les 4 locaux que nous employions: Saïd (interprète), Ali (chauffeur du Toyota et gardien) et deux cuisiniers.

 

Je ramenais des tas de souvenirs avec moi, entre autres un berceau yéménite en peau de chèvre tout juste tannée. Je l'avais acheté à une maman qui faisait ses achats au marché avec son bébé dedans. Je lui avais demandé où en acheter un. Elle avait sorti le bébé et m'avait tendu le berceau. Je n'avais même pas marchandé le prix. Mais alors que de quolibets des douaniers au retour! "Il est où le bébé?". "Et la maman, vous l'avez aussi?"...

 

Souvenirs aussi des collègues avec qui j'avais vécu pendant ces quelques semaines. Le chef de mission André Rochat, toujours à gauche et à droite à négocier quelque chose. C'était un homme mi-militaire-mi-hôtelier qui avait une grande idée de sa mission au CICR. Il faut des gens de cette trempe dans ce genre de mission où nous étions. Il n'était pas en odeur de sainteté au Siège car il improvisait et outrepassait quelquefois les ordres qu'on lui avait donnés. De mon point de vue il avait raison car, lorsqu'on est tranquillement assis derrière une table bien garnie dans un endroit feutré, on ne se rend pas forcément compte de la situation dans laquelle se trouve le personnel sur place, dont souvent l'aspect humanitaire prime sur toute autre considération.

 

Trafic radio entre Rochat, Schiffeli, Santandrea le 6 mars 1964 (mp3)

 

A cette époque, Pascal Grellety-Bosviel, Marcel Boisard, Fred Debros et Laurent Wüst étaient au Yemen. André Rochat se trouve à Saana et les autres peut-être à Najran ou ailleurs mais pas à Uqd. D'après la description qu'en fait Rochat, son voyage pourrait bien être sa visite à l'Imam El Badr, dans les montagnes, en compagnie du photographe Yves Debraine. Les photos de ce dernier firent le tour du monde, c'était les premières. (Archives CICR)

 

Par exemple, Rochat s'était interposé entre deux factions qui se tiraient dessus, armé seulement du drapeau de la Croix-Rouge à Aden. C'était un sacrilège car la règle voulait que la Croix-Rouge ne s'imisce jamais dans un conflit et se limite à assister, voire soigner, mais sans jouer de rôle actif auprès de l'un ou l'autre des belligérants. Mais comment faire lorsqu'on voit quelqu'un en train de se faire tuer devant soi? On ne bouge pas? Impossible!

 

Dans une autre circonstance, des années plus tard, Rochat était dans un avion en train de se faire détourner par des Palestiniens à Athènes. Spontanément il s'était présenté à eux et leur avait proposé d'être leur intermédiaire lors de la négociation qui devrait avoir lieu avec les Israéliens à Zarka, où l'avion devait se poser. Ils ont accepté mais pas les Israéliens, qui, furieux, l'ont superbement ignoré, refusant ses bons offices. On sait ce qu'il en est advenu: les Palestiniens ont fait sauter l'avions après avoir débarqué les passagers. Et Rochat s'est fait licencier peu après par la Direction du CICR (mais réhabilité en 2005). Il faut dire que les Israéliens étaient tellement furieux de cette intervention qu'ils avaient menacé d'interdire le territoire israélien au CICR dans le cas où Rochat resterait en fonction. Il était alors le délégué général du CICR pour le Moyen-Orient.

 

Je ne parlerai pas de tout le monde bien-sûr, mais j'eus notamment de longues conversations avec Max Récamier (à gauche en haut), un médecin qui devait créer quelques années plus tard MSF, les Médecins Sans Frontières, lors de la guerre du Biafra. Il avait été le dernier médecin à quitter cette boucherie. Nous avions essentiellement discuté de notre mission humanitaire et de Dieu, car il était catholique croyant. Un homme de bon conseil!

 

Interview de Max Récamier par la RTS en 1964:
interview-recamier-yemen-1964-V-S-10002-M-A-02 (mp3)

 

 

De Hadi Wolfensberger (à gauche de Rochat, avec la barbe), médecin spécialisé en maladies tropicales. Une nuit je l'avais entendu vomir dans les toilettes et il m'avait expliqué qu'il avait de temps en temps des accès de malaria, violents mais de courte durée. Et en effet, le lendemain il n'en paraissait plus.

 

Nous avions longuement discuté de la société et aussi de ma carrière militaire, car je lui avait expliqué que je n'avais plus envie de la continuer, l'Armée ayant mal utilisé mes compétences. J'étais sorti premier de l'examen d'entrée passé à Payerne et le colonel m'avait laissé le choix de mon affectation. J'avais choisi les télécommunications mais on m'avait finalement forcé à partir dans les troupes de réparation, soit disant parce qu'il n'y avait pas d'école de recrue en français cette année-là, ce que je n'exigeait pas soit dit en passant (une école de recrue en suisse allemand m'aurait bien rendu service pour la suite de ma vie). Ensuite de promesses non tenues en promesses non tenues, j'avais fini par comprendre que je resterais dans cette arme-là ad perpetuum et décidé d'en sortir. Quelques années plus tard, je me souvins des conseil de Hadi...

 

Je parlerai aussi de Berthold Conod (tout à droite), un infirmier habitant Bretonnières près de Vallorbe, dont je retrouvai le souvenir quelques années plus tard lorsque mon fils fit la connaissance de sa  fille. Berthold était malheureusement décédé dans l'intervalle.

 

Et puis de Jean-Paul Hermann, qui était infirmier de métier mais était devenu, de par sa longue présence sur place, en quelque sorte le régisseur de la mission CICR de Najran et le bras droit de Rochat. Je devins plus tard son témoin de mariage avec Marinette, il habitait Bevaix, près de Neuchâtel.

 

 

Conclusion

 

Par la force du destin, j'ai dû me décider en quelques jours à partir à l'aventure avec le CICR. Je ne l'ai jamais regretté car j'y ai gagné 10 ans d'expérience de vie. Ma promise a trouvé un homme changé, plus mûr, à son retour. Il faut dire que le CICR était familier de la méthode rapide: quelquefois les candidats n'avaient même pas un jour de réflexion avant de partir, actualité humanitaire oblige! Voir entre autres les écrits de Peter Kunz.

 

Début de la station radio de Versoix. On voit ma 2CV au pieds d'un mât

 

Par la suite je devins employé permanent du CICR, devenant un des premiers opérateurs de la station radio de Versoix, alors constituée seulement d'un container de chantier pour la station, entouré de quelques antennes ondes-courtes. C'est là que je fis la connaissance de mon vieux copain Philippe Monnard HB9ARF, qui faisait sa première année au CICR en tant qu'employé et moi ma dernière. Nous étions en 1973.

 

Michel Vonlanthen HB9AFO

 

 

 

Références